Schubertiade

 

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  C’est en 1821 qu’apparaît pour la première fois, dans une lettre de Schober à Spaun, le nom de « schubertiade ». Par la suite, il sera souvent fait mention de ces schubertiades, soirées qui ont lieu en général dans les salons de personnalités intellectuelles ou artistiques souvent en butte avec l’autorité de Metternich. On relève dans l’entourage des amis de Schubert des gens qui ont été arrêtés et exilés d’Autriche comme Senn, le poisson qui se fait prendre par la police autrichienne et donnera naissance à la « fameuse » truite de Schubert. Des professeurs révoqués comme Weintrid ou Watteroth, des femmes écrivains telles que Karoline Pichler, des familles libérales telles la famille Bruchman, des aristocrates éclairés tels le baron Schonstein. Il faut rappeler que, suite aux ordonnances de Carlsbad, le régime autrichien restreint de plus en plus les libertés, non seulement sur le plan politique mais également sur celui de la création artistique.

 C’est dans cette atmosphère un peu étouffante des années Metternich, dans un contexte d’arrestations ou d’évictions de leurs postes d’intellectuels libéraux, et de montée de la censure que se tiennent de plus en plus souvent, à Vienne, des réunions de jeunes gens unis avant tout autour d’un même idéal : celui de la liberté de la pensée.

 Plus que par une envie de se mettre en avant ou de singulariser, c’est par sa capacité à agréger autour de lui les individus du groupe que Schubert se particularise. Plus que des paroles ou des actes forts, il dégage avant tout une présence. Il donne son nom aux fameuses « schubertiades », soirées entre amis où l’on cause, boit, joue de la musique, récite des poèmes, soirées tout à la fois musicales, littéraires, amicales, où le bon grain se mêle à l’ivraie, le sérieux à la plaisanterie, la facilité au bon goût, où naissent des chefs d’œuvre sans crier gare parce que rien ne les distingue encore sur la liste.

Schubert accompagnant Vogl : Dessin de Moritz von Schwind

 

Les amis de Schubert sont ses égaux et rien ne permet de dire que la postérité le retiendra lui, parmi tous les autres. On y trouve des musiciens comme lui, Vogl, Schonstein, Hüttenbrenner, Jenger, des peintres comme Schwind ou Kupelwieser, des poètes et écrivains comme Schober ou Bauernfeld.

 

                                                 

 

Moritz von Schwind,                               Eduard Bauernfeld                           Franz von Schober Autoportrait 

Rien ne distingue Schubert, si ce n’est sa capacité à être l’âme du groupe sans y prétendre.  Physiquement à l’extérieur, en marge du cercle, comme si cela ne le concernait qu’à moitié, mais spirituellement au centre.

 Une schubertiade : aquarelle de Kupelwieser, datant de 1821. Jeu de société à Atzenbrugg.  aquarelle de Leopold Kupelwieser (1821) Vogl en Dieu le Père ; Schober, le serpent ; Kupelwieser,  l'arbre de la connaissance   Jenger, Adam ; Jannette Cuny de Pierron, Cherub. Assis à gauche, Hartmann et Schubertt  à droite : Derfell, Spaum, Doblhoff. Wien, Schubert Museum 

Voici l’extrait d’une lettre de Schubert à son ami Schober, lettre écrite dans une période un peu depressive : « Qui me rendra seulement une heure de ces temps heureux ?  Ce temps où nous étions ensemble si intimes et où chacun apportait aux autres avec une timidité naturelle l’enfant de son art, attendant, non sans quelque appréhension, leurs jugements affectueux et sincères, ce temps où, nous exaltant les uns les autres, une même aspiration vers le beau nous animait tous… » (Lettre de Schubert à   Schober,  le 21 septembre 1824)

 

                          Schubert au  piano, par Klimt  

 

 

 

Encore aujourd’hui, les amoureux de Schubert se reconnaissent. Au trouble qu’éveille la seule évocation de son nom. Ils se reconnaissent au climat de fraternité qui environne musique, à cette fragilité toujours proche de la fêlure, à la présence-absence de l’homme qui lui est si particulière. Les amoureux de Schubert se comprennent à demi-mot, leurs yeux s’étonnent du même mystère, leurs analyses s’emmêlent dans les mêmes équivoques. Et toujours, la présence de l’ami surpasse celle de l’artiste.

 

Un peu comme s’il nous enseignait, envers et contre toute évidence : La science n’est pas nécessaire. La délicatesse suffit!

INTERMEDE MUSICAL :

DEBUT DE LA FANTAISIE POUR PIANO A 4 MAINS.

 

Voici ce que disait de Schubert le musicologue Tom Eastwood : « Schubert, plus que tout autre, a quasiment le pouvoir miraculeux de nous parler directement de telle façon que nous ressentons pour lui ce que nous ressentirions pour un ami proche et intime. »

Quant à Schumann, parlant de l’orchestration de la neuvième symphonie de Schubert, dont  il vient de découvrir le manuscrit, 10 ans après la mort de Schubert : « Il faut toujours regarder comme la preuve d’un  talent extraordinaire que lui, qui a si peu dans sa vie entendu exécuter de ses œuvres instrumentales, soit parvenu à manier d’une façon si originale les instruments, soit en particulier soit dans la masse de l’orchestre, si bien qu’on a parfois l’impression que leurs voix se mêlent, qu’ils parlent comme des voix humaines et des chœurs… ».

Si Schubert a écrit un grand nombre de lieder, il existe une autre forme que son art a abondamment nourrie, c’est celle des quatuors vocaux. Ces quatuors évoquent un monde de camaraderie, de jeunes gens évoluant par quatre, naïfs et pétris du sentiment de la nature, ouverts au monde mais comme pris de vertige par son étendue. L’amour, ils le tiennent à l’écart. Ils ne sont pas vraiment méfiants, plutôt intimidés ou pris d’une peur indéfinie, ils se serrent les uns les autres, comme s’ils devaient s’en protéger, ils savent qu’ils devront franchir le cap tôt ou tard, mais l’échéance est reculée, soit par un donjuanisme qui écarte les femmes des lieux importants de leur vie, soit par une timidité tellement outrée qu’elle pourrait se confondre avec de la grossièreté. Cette timidité, c’est celle de Franz, qui estimait sans doute sa musique plus estimable que sa petite personne.

 

INTERMEDE MUSICAL :

AUDITION DU DEBUT D’UN QUATUOR VOCAL, DIE NACHTIGALL, D724.

 

Schubert a également beaucoup composé pour le piano à 4 mains, c’est le compositeur qui a sans doute le plus composé pour le piano à 4 mains. On compte 36 pièces pour piano à 4 mains parmi lesquelles des œuvres aussi importantes et réussies que la fantaisie en fa mineur, le divertissement à la hongroise, la sonate en ut majeur, le rondo en la majeur et les innombrables et pétillantes polonaises et marches. Bien sûr, il faut une grande complicité pour jouer ensemble sur un piano à 4 mains puisque cela suppose de partager un même instrument, que les mains doivent se frôler, se croiser, s’effacer l’une devant l’autre. Sous d’apparentes banalités, deux amis se font les plus intimes confidences. Comme s’ils se racontaient la même histoire. Les motifs passent de l’un à l’autre, parfois comme un courant d’eau vive, parfois par simple magnétisme.  Ce que l’on apprend à partager, ce ne sont plus seulement des peurs, mais une sorte de communion dans l’art, ce sont des émotions si précises, si particulières qu’elles ne peuvent s’exprimer que dans un échange de respiration, un échange de souffles, des mains qui promènent leurs vingt doigts sur le clavier, s’effleurent ou se chevauchent, inventent des harmonies insolites, laissent échapper cinq doigts dans le champ de l’autre pour reprendre leur place et leur jeu, à quoi succède un acquiescement de la main voisine du voisin.

 

C’est un exemple unique dans l’histoire de la musique que celle d’un groupe de jeunes artistes ou d’amis qui forment un cercle autour d’une personnalité et donnent à ce cercle un nom lié à l’un des leurs. Schubert en l’occurrence qui n’était ni le plus en vue ni le plus charismatique. Mais peut-être celui qui incarnait le plus ce besoin psychologique de communion dans le nous, qui était la contre-partie de sa difficulté à affirmer le « je ». On est confondu d’apprendre qu’à la fin de sa vie, Schubert s’est inscrit auprès d’un professeur du nom de Sechter pour prendre des cours de contrepoint. Dans l’acte de création, Schubert se retrouve face à lui-même. Il est tout à fait capable de rester des heures à travailler et supporte la solitude qui lui permet d’avancer. Mais pour ce qui est de faire valoir ses œuvres, de se vendre auprès d’éditeurs ou même faire jouer ses œuvres, il semble totalement inhibé. Ce sont ses amis, et singulièrement Bauernfeld qui le pousseront à organiser l’unique concert public qu’il donnera de sa vie pour faire entendre ses oeuvres. Et c’est en 1828, quelques mois avant sa mort.

 

 

 

Voici ce que dit Bauernfeld dans ses Souvenirs : « Nous restions souvent ensemble tous trois jusque vers le lever du jour, nous raccompagnant ensuite les uns les autres jusqu’à la maison, mais, comme on ne pouvait se séparer, il n’était pas rare de passer la nuit chez l’un ou chez l’autre. Nous nous souciions alors fort peu de confort. L’ami Moritz  couchait généralement par terre sous une simple couverture de cuir, et il me tailla une fois une pipe dans l’étui à lunettes de Schubert, parce qu’elle me manquait. En ce qui concerne la propriété, la conception communiste prédominait : chapeaux, bottes, cravattes et manteaux, étaient notre bien commun mais, pour certaines d’entre elles, marquées d’une nette préférence, elles devenaient, une fois bien usagées, propriété privée. De même celui était en fonds payait pour l’autre ou pour les autres. Mais il se trouvait aussi quelquefois que deux d’entre nous n’avait aucun argent et le troisième également rien ! Lorsque Schubert avait réussi à placer quelques lieder, ou même un cycle entier comme les chants tirés de Walter Scott, pour lesquels Artaria ou Diabelli lui versa une somme de 500 florins (un honoraire qui le rendit si heureux, avec lequel il voulait organiser sa maison, mais cela resta au niveau de la bonne intention), donc lorsqu’il roulait sur l’or, il jouait tout naturellement le rôle de Crésus parmi nous trois. Les premiers temps, on vivait et mangeait somptueusement, on dépensait à droite et à gauche – puis c’était de nouveau une période de vaches maigres.

 

Schubert avait donc une double nature : à la fois un côté sociable, bon vivant, et également un côté introverti, celui qui de temps en temps quitte le cercle des amis parce que la Muse lui parle.

 

 

 

  Kupelwieser, autoportrait

 

 

 

 

Regardons l’aquarelle de Kupelwieser. Tandis que ses amis s’amusent ou chahutent, on le voit assis au piano, la main gauche improvisant vaguement tandis que la main droite se tient sagement sur le genou, Schubert est tout rêveur et le regard dans le lointain. Il est à la fois l’incarnation du groupe et comme s’étant mis lui-même à la marge du groupe. Physiquement à l’extérieur, comme si cela ne le concernait qu’à moitié, mais spirituellement au centre.

 

 

De fait, c’est la force de sa musique qui le propulse au centre d’un cercle dont il est paradoxalement absent. Sa présence est faite de sa musique et de son silence. Sa façon de prendre place au pourtour du cercle est bien celle de l’hôte accueillant ses invités. On dirait qu’il offre à sa table les nourritures les plus raffinées mais sans inviter à s’y asseoir sa modeste personne. Il semble que les rayons de sa vie ne soient destinés  qu’à illuminer celle de ses proches. Il devient l’âme du groupe parce que sa musique devient le lien de la communauté humaine. Pas seulement par sa musique. D’abord et avant tout par l’hospitalité de son âme.

 

DEBUT DU DEUXIEME MOUVEMENT DE LA NEUVIEME SYMPHONIE.

 

Pas d’héroïsme ni de tumulte dans la vie de Schubert. Pas de trait saillant, pas de grande passion, pas d’aventures romanesques. Pourtant, il semble toujours prêt à humer un vent venu d’ailleurs, d’un ciel où il n’aura jamais été, il semble toujours prêt à rendre le bruit de la mer qu’il n’aura malheureusement jamais connue. Son histoire n’est riche d’aucune gloire, elle ne comporte aucun événement remarquable. Son histoire se trouve dans une simple brise qu’il accueille en inspirant profondément et dans les sons murmurants que lui renvoie la nature. Ses héros, ce sont des garçons meuniers,  des voyageurs errants, des joueurs de vielle anonymes et maudits, des nains qui n’amusent plus leur public. Toujours semble l’accompagner dans rêverie le gazouillement d’un rossignol, le ruissellement d’un cours d’eau. Toujours on entendra dans ses lieder les rythmes joyeux des danses villageoises, comme les lamentations d’un berger couvertes par le crissement de la roue d’un moulin. Toujours il y aura dans son regard sombre l’écho d’un chant nocturne dans la forêt, l’appel d’un cor dans le lointain, le clapotis d’une eau noire éclairée par un rayon de lune. Toujours sa mélancolie et sa douce résignation feront songer à l’enfant bercé par la mort et qui s’abandonne après quelques soubresauts.

 

Voici le témoignage de Spaun, lorsque Schubert était encore au collège : « Je me souviens de l’enfant de 15 ans, tel que je l’ai connu au Konvikt. Dès ce moment-là, il savait qu’il était né pour composer. Qu’aurait-il fait des mathématiques, de l’histoire, et des autres matières ? Il ignorait encore ce que lui réservait sa courte vie et surtout qu’il serait à ce point privé de joies élémentaires… Sa discrétion naturelle, son comportement habituel tout de calme et de bonté l’éloignaient de ces amitiés et de ces haines comme il en existe entre enfants et jeunes gens, d’autant plus qu’il passait presque toutes les heures de loisir qu’on nous accordait, le plus souvent seul dans la salle de musique, où je le rejoignais quand il avait fini un lied. Au cours des promenades, il se tenait à l’écart, les yeux baissés, les mains derrière le dos, jouant des doigts comme sur un clavier. Sa gaieté, son humour se manifestaient davantage par des gestes et des mimiques que par des phrases, rares et concises. Je le voyais peu rire, mais sourire souvent par contre, et parfois sans raison apparente…

Toujours selon Spaun : « Qui l’a surpris une fois en train de composer, tout bouillonnant et le regard enflammé, ayant tout à fait l’apparence d’un « somnambule », ne pourra jamais l’oublier. »

Ses amis disaient également de lui « qu’il n’arrivait que difficilement à s’ouvrir au langage normal. »

Ainsi il communiquait à sa manière, avec son langage, parce que les mots que nous utilisons tous les jours n’étaient pas ceux avec lesquels il était le lus à l’aise. Il laissait aux autres le soin de les manier, fût-ce pour parler de lui. Il se mettait à l’écart, pour ne pas gêner ce bavardage si léger et si nécessaire pourtant, exactement comme s’il se trouvait mêlé à une conversation dans une langue étrangère, dont il aurait reconnu des bribes sans pour autant en suivre le cours.

 

Souvent, quand on ressent de l’estime pour un auteur, musicien ou grand écrivain, les témoignages que l’on recueille de la biographie de ces grands hommes nous déçoivent.

Rien de tel concernant le personnage de Schubert. On retrouve tout à fait ce dont parlait Bergson sur la création et la liberté : « Bref, nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité toute entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste ». Schubert semble totalement libéré des contingences, tout entier consacré à cette nécessité impérieuse d’écrire pour le seul besoin intérieur qu’il a de créer. Ce besoin d’offrir, de partager. Sa façon de se tenir si humblement à la marge, sur le côté, est peut-être un moyen de rester plus totalement lui-même.

 

INTERMEDE MUSICAL : DEBUT DE L’ADAGIO DU QUINTETTE EN UT, D 956

 

Conférence donnée à la Folle Journée de Nantes, 1 février 2008-02-08

Jean-Marc Geidel