“ - Est-ce que tu parles du temps? - Non pas du temps, dira-t-il, mais de son écho. Je voudrais le saisir au vol quand il résonne en nous pour faire ressurgir le passé dans l’instant. Je voudrais arracher une parcelle de temps à l’éternité, lui donner une autre mesure et la rendre à l’éternité. - Schubert, est-ce que tu parles des sentiments? - Non pas des sentiments, dira-t-il, mais d’une pulsation, un rythme de vagues marines battant les flancs de leur navire. Je parle de ce curieux balancement qui traîne avec lui tout un monde annexe et menace à chaque oscillation de le faire basculer. - Schubert, est-ce que tu parles de la mort? - Non pas de la mort. Mais de la fascination qu’elle exerce sur la Jeune Fille, ou sur le fils du Roi des Aulnes. Je parle de ce qui est léger en nous quand le corps est si lourd. Je parle de la tentation de s’évader de la carcasse, la vieille carcasse qui l’abritera pourtant jusqu'au bout. Je parle de l’instant où tout chavire. Je parle de l’instant qui chavire.
Der Wanderer über dem Nebelmeer - 1817
Caspar David Friedrich (1774-1840)
Il touchait en moi une évidence surprenante, la dévoilant à mon propre regard. Je parvenais enfin à prononcer les mots que j’avais sur le bout de la langue, comme si ces sonorités là étaient précisément celles que je cherchais dans les lointains et qui, ramenées dans le champ de ma perception, m’arrachaient cette exclamation étonnée : « c’était cela, c’était donc bien cela ! » Bien plus qu’un souvenir, bien plus qu’un exploit de la mémoire, elles étaient une sensation à côté de la sensation, une volupté fantôme, la tentation d’entrer dans un rêve dont l’accès resterait secret. Elles s’écoulaient comme une cascade dont le murmure m’aurait accompagné sans que je l’entende vraiment et dans laquelle je me trouverais soudain immergé. …
Jenger, Hüttenbrenner et Schubert
Dessin de Teltscher, 1827